E - L'improvisation et ses artisans
(Citations et témoignages au cours des siècles. Page en construction)


XVIIe siècle :

Le violiste (et ex-luthiste) André Maugars, envoyé en Italie par Richelieu, rapporte que les Italiens “doutaient, qu’étant français, je fusse capable de traiter et diversifier un sujet à l’improviste”. Mais, ceux-ci lui ayant donné deux sujets de quinze à vingt notes, “je diversifiais avec tant de notes, d’inventions de différents mouvements et de vitesse qu’ils en furent étonnez et vinrent aussitost pour me payer de compliments.”
Evoquant Frescobaldi, il déclare : "Il faut l'entendre à l'improviste faire des toccades pleines de recherches et d'inventions admirables! " (Response faite à un curieux sur le sentiment de la musique d’Italie, lettre datée de 1639, citée dans Marin Marais, de S. Milliot et J. de La Gorce, Fayard, Paris 1991)

Jean Rousseau, dans son Traité de la Viole de 1687, confirme que Maugars “avait tant de science & d’exécution, que sur un sujet de cinq ou six notes qu’on luy donnoit sur le champ, il le diversifioit en une infinité de manières différentes, jusqu’à épuiser tout ce que l’on pouvoit y faire, tant par accords que par diminutions.” (p. 23) Il évoque aussi un autre violiste improvisateur : "Dans le mesme temps il y avoit encore un Benedictin, homme admirable pour diversifier un Sujet sur le champ en mille manieres surprenantes, que l'on nommait le Pere ANDRE : Le souvenir des choses charmantes qu'il faisoit sur la Viole, le fait encore admirer aujourd'huy des plus Illustres de notre temps qui l'ont entendu, & qui avoüent que s'il avoit esté d'un estat à faire profession de cet Instrument, il aurait obscurcy tous ceux de son temps."
A la page 70 de ce même ouvrage, il aborde justement le sujet de l'improvisation au chapitre V intitulé :
Du Jeu que l'on appelle travailler sur un Sujet
"Ce Jeu de travailler sur un Sujet est très-peu en usage, à cause qu'il est très-difficile, & qu'il n'y a que les hommes rares qui le pratiquent, comme ont fait Monsieur MAUGARD, & le Pere ANDRE Benedictin, dont nous avons parlé, & comme font encore à présent les Maitres extraordinaires.Ce jeu demande plus de science, plus d'esprit et plus d'execution que tous les autres : Il consiste en cinq ou six Notes que l'on donne sur le champ à un homme, & sur ce peu de Notes, comme sur un canevast, cét homme travaille remplissant quelquefois son Sujet d'accords en une infinite de manières, & allant de diminutions en diminutions ; tantost y faisant trouver des Airs fort tendres, & mille autres diversitez que son genie lui fournit ; & cela sans avoir rien premedité, & jusqu'à ce qu'il ait épuisé tout ce qu'on peut faire de beau & de sçavant sur le Sujet qu'on lui a donné ; c'est pourquoy pour arriver à la perfection de ce jeu il faut sçavoir parfaitement la Composition, avoir un genie extraordinaire, une grande vivacité & présence d'esprit, une grande execution, & posseder le Manche de la Viole en perfection."

A propos du théâtre de foire à l'époque de Molière, Alfred Simon écrit dans Molière aux Editions du Seuil (1996) : "Si le comédien ambulant cesse de tenir son public en main, immédiatement celui-ci se défait, se disperse. Tout repose sur l'improvisation accordée au jeu de l'équipe entière, répondant aux plus subtiles suggestions de la foule, et enrichie par un répertoire de gestes, de cabrioles, de lazzi [plaisanterie, quolibet]que les comédiens se repassent les uns aux autres d'année en année et de siècle en siècle".


XXe siècle :

Django Reinhard (1910 - 1953) a marqué l'histoire du jazz par ses prodigieuses facultés d'improvisation, qui transcendaient tout le reste : sévèrement handicapé de la main gauche, il réalisait des accords, des arpèges, des gammes et des mélodies d'une virtuosité et d'une précision stupéfiantes.
Son contemporain Charles Delaunay déclare très justement : “Improviser ne consistait pas pour Django à juxtaposer des phrases sans rapport entre elles. C’était au contraire construire et développer un discours cohérent, obéissant à un scénario rigoureux dont les mouvements, pour être imprévisibles, n’en amenaient pas moins, inexorablement, à la conclusion.”
Et Hugues Panassié d'ajouter : “On a du mal à croire que ces interprétations [Improvisation n° 1, Parfum] aient pu être improvisées, tellement elles sont cohérentes, homogènes, tellement il y a de continuité dans le développement mélodique et harmonique...”

Derek Bailey (1930 - 2005), guitariste britannique, fut un des premiers musiciens à pratiquer, vers 1960, ce qu'il est convenu d'appeller "improvisation libre". Il a écrit l'ouvrage "L'improvisation, sa nature et sa pratique dans la musique" en 1970, et l'a révisé en 1992. Les éditions Outre-Mesure en ont publié la traduction française en 2003, et nous y faisons référence dans l'introduction de nos "50 Standards Renaissance & Baroque".
Ses chapitres consacrés à différents styles musicaux mettent en lumière des approches et des points de vue assez différents. Par exemple, le musicien indien Viram Jasani révèle que le disciple reçoit un enseignement plus pratique que théorique : "Le Maître /.../ ne dit pas : Voilà l'échelle de ce raga et les notes qui le caractérisent. Il joue pour vous, vous demande d'écouter et peut-être même d'imiter certaines des phrases qu'il exécute. Petit à petit, après l'avoir entendu à plusieurs reprises, on commence à sentir ce raga, et à reconnaître quand il est joué par d'autres musiciens puis de nouveau par son maître. On se met alors à exécuter ces phrases et on en arrive finalement à ne plus répéter celles que le maître a enseignées mais à inventer les siennes." (p.24) Nous sommes alors très loin des conseils donnés par Marcel Dupré (1886 - 1971) dans son traité "L'improvisation à l'orgue" de 1925 : " Pour être un bon improvisateur, il faut non seulement avoir acquis une technique souple et sûre, mais encore connaître l'harmonie, le contrepoint et la fugue, et n'ignorer ni le plain-chant, ni la composition, ni l'orchestration."

Des conseils relevés par D. Bailey dans "The Art of Improvisation" de T. Carl Whitmer , retenons celui-ci : "Ne craignez pas de vous tromper, craignez seulement d'être inintéressant".

Interviewé dans l'ouvrage par D. Bailey, le guitariste de flamenco Paco Peña déclare : "Je n'improvise pas au point de tout recréer. A ma connaissance, aucun autre musicien de flamenco non plus."
Pour l'organiste Jean Langlais, "le plus important, pour un improvisateur, c'est d'arriver à penser rapidement". Quant au clarinettiste Anthony Pay, particulièrement impliqué dans la musique contemporaine, il résume ainsi sa vision : " Quelle raison y a t-il d'exister si l'on ne participe pas à la créativité de son époque ?" ...

Concernant l'enregistrement et les écoutes répétées de ces moments d'improvisation fugaces, l'organiste Stephen Hicks partage le poinr de vue de Derek Bailey : "Une improvisation devrait être entendue, appréciée puis complètement oubliée".


Nous avons fait remarquer que les variations et diminutions écrites aux époques de la Renaissance et du Baroque prenaient parfois des allures de relevés d'improvisation destinés à être joués, à pallier au manque d'inspiration des musiciens improvisateurs en devenir, mais aussi à servir d'exemple, à montrer le passage de la théorie vers la pratique. Derek Bailey aborde cette question, dans le domaine du jazz et d'autres musiques improvisées, et déclare :
" Les transcriptions sont peut-être utiles pour analyser certains détails relatifs au style ou aux matériaux utilisés, mais on ne peut rendre compte de cette façon des éléments propres à l'improvisation. Dans la plupart des cas, pire encore, la transcription fige des musiques vivantes, les condamne à être examinées comme s'il s'agissait de véritables compositions. Une transcription d'une improvisation, si exacte soit-elle, ne peut en donner qu'une idée approximative." (p. 31). Une vision un peu plus positive est exprimée par Jacques Panisset et Claude Moulin dans l'introduction de leur ouvrage de transcriptions du guitariste Pat Metheny :
"le présent recueil /.../ se veut beaucoup plus un stimulant pour perfectionner sa technique et chercher de nouvelles sources d'inspiration. /.../ L'objectif /.../ est de permettre à chacun de mettre en oeuvre un processus créatif visant à trouver son langage personnel, tout en s'inspirant de Pat Metheny".
(p. 3, ed. HL Music, réf. 26065 H.L.)

Pourtant, au sein de cette louable entreprise d'analyse et de témoignages sur l'improvisation, Mr Bailey, faisant fi de toute objectivité, ne manque pas de porter à plusieurs reprises un regard acerbe sur la musique et les musiciens "classiques" : "La musique classique ayant un effet pétrifiant sur les autres genres /.../, on ne s'attendrait guère à y trouver de l'improvisation. Formaliste, précieux, sectaire, régi par des conventions rigides et des distinctions hiérarchiques soigneusement entretenues, obsédé par ses génies et leurs chefs-d'oeuvre immortels, hostile à l'accident et à l'imprévu, le monde de la musique classique semble peu enclin à accepter l'improvisation" écrit-il par exemple, p. 35, en introduction de son chapitre sur le Baroque. En dehors de l'improvisation, point de salut ? la poésie, la peinture, le septième art - disciplines encore plus "figées" que la musique classique - devaient alors donner de véritables cauchemars à Mr Bailey...
Peut-être eut-il été préférable qu'il s'en tienne à ne parler que de ce qu'il connait vraiment car, lorsqu'il aborde la musique baroque, il y dévoile des connaissances bien rudimentaires, et il n'évoque jamais les périodes antérieures, pourtant riches en matière d'improvisation.

Dans l'article "Improvisations" (KR Keyboards Recording 218, Avril 2007, p. 98/100), Patrice Creveux déclare : "Lorsqu'on parle d'improvisation, de nos jours, on pense immédiatement au jazz.". Mais il n'oublie pas de rappeler que cet art fait aussi l'objet de concours pour organistes classiques (à Chartres, notamment), que Bach et Listz y excellaient et que, plus près de nous, le pianiste Jean-François Zygel, professeur au CNSMPD, utilise ses dons en la matière pour faire découvrir aux téléspectateurs les grandes oeuvres du répertoire écrit.
De ses conseils d'ordre général, retenons que "improvisation ne rime pas forcément avec virtuosité extrême. Il est possible de réaliser une impro très dépouillée, avec quelques longues, exprimant bien plus d'émotion qu'un déboulé de double-croches." Ses conseils s'apparentent à ceux prodigués dans les pages d'ouverture des 50 Standards : comprendre l'harmonie sur laquelle on est censé improviser, se familiariser en y posant d'abord des notes tonales lentes, puis s'aventurer prudemment vers de plus riches combinaisons.
"La difficulté fondamentale de la démarche d'improvisation se situera, dans un premier temps, dans la compréhension, l'analyse de l'accord et la restitution en temps réel d'un choix de notes. C'est donc d'un problème de traitement des données complété d'un problème mécanique dont nous parlons, plus que d'un souci de compréhension intellectuelle."

Interviewé dans "En Vue" (Avril 2006, n° 13, P.7) l'altiste Christophe Desjardins, soliste à l'Ensemble Intercontemporain, répond à la question "L’improvisation a t-elle sa part dans la musique contemporaine ?" :
“Pour moi, non. Cela peut être sympathique, mais c’est comparer un déjeuner sur le pouce à un menu de grand restaurant !”